samedi 1 décembre 2007

(LETTRE OUVERTE A ALAIN REMOND --- AUX BOINS SOINS DE MARIANNE)



Cher Alain Rémond,

Vous n’imaginez pas – mais pas du tout, d’autant plus que ma lettre sera au bas d’une pile de cinq cents autres du même style – la félicité surnaturelle où votre avant-avant-avant-dernier article sur les niveaux de langue et le point de vue de l’auteur, etc. a plongé les mauvais génies de mon espèce qui ont dû souffrir et languir d’impatience sous la férule du tout-linguistique durant leurs études. Cette maladie parente de la psittacose et du kouachnorkor commença à sévir, je crois, vers le premier tiers des années Soixante-Dix. Tous les chargés de cours étaient atteints de cette douloureuse pandémie, et, même s’ils n’en mouraient pas tous, comme dit le bon La Fontaine, ils se la transmettaient entre eux, et la transmettaient ensuite à d’autres. Soutenue par la psychanalyse, qu’on avait vue venir de loin (mais jamais je n’ai entendu parler de Bachelard avant la fin de mes études, c’est curieux, maintenant que j’y pense…), appuyée par la vague structuraliste et confortée par le délit de conformisme bourgeois honteux de « trouver beau » un texte littéraire, les adolescents que nous étions passaient directement de la Terminale au Terminus Structuralo-Lingustique, pour apprendre les arcanes fantasmées de la « déconstruction » des œuvres et la « reconstruction » du sens des dites œuvres. Pour ça on ne nous donnait pas de critères, mais des « outils », équivalents délicieux et métaphoriques des pinces, tournevis, perceuses, et surtout marteaux pour taper sur une œuvre, passez-moi l’expression, jusqu’à ce qu’elle en crève. Que de vénérables ouvrages n’avons-nous pas « déconstruits » et « reconstruits » à l’époque ! c’était le plein emploi dans ce secteur, et quand le bâtiment va... Bref, gonflés d’orgueil autant que des Le Corbusier, nos respectables chefs de chantiers nous regardaient souligner des pages et des pages avec des crayons bille de diverses couleurs en fonction des racines des verbes « pouvant permuter » avec d’autres verbes, ce qui expliquait mieux que tout pourquoi la Tristesse d’Olympio ou Hamlet sont intéressants et sans âme. Je ne dis pas œuvres « géniales », car ce mot était absolument exclu des débats. Armés d’axes, de toutes sortes de petits concepts « opératoires », et autres piolets pour comprendre qu’une œuvre littéraire est une série – je simplifie – d’opérations et de manipulations de ce qui n’est rien d’autre qu’un vulgaire « corpus » et un agrégat de signes qui pourrait absolument être autre chose, vu que linguistiquement parlant, c’est un pur effet du hasard des listes de lexèmes et autres babioles si Dante est Dante et John Donne est John Donne. Un point c’est tout. Hélas pour moi, un livre immense prêté par hasard par un de mes amis, vers l’âge de 17 ans, m’avait révélé le paradis, et toute mon âme avait tremblé sur les deux rives de mes océans intérieurs : en un mot, les grandes œuvres littéraires m’émerveillaient. On allait nous bluffer de la même façon en troisième année, lorsque qu’un soir, à la télévision en noir et blanc, un jeune chanteur qui avait fait une célèbre chanson sur les tickets de métro parla d’un certain Ezra Pound (à l’époque, comparativement, la télé c’était très intello faut pas croire…). J’achetai l’œuvre citée dudit Ezra Pound dans un supermarché, (les supermarchés, très intello aussi à l’époque) où elle trônait sur un tourniquet en fer genre présentoir de cartes postales, et après cela, je compris que l’imposture dont on nous gavait était bien exagérément tarabiscotée par rapport au véritable intérêt de la linguistique. Comme on ne cache rien aux ados en matière de génie pas plus que sur la manière de faire des enfants, j’avais ma petite idée et j’entrepris un jour de clouer au mur un de mes assistants en lui demandant hypocritement et à brûle pourpoint le sens véritable d’une des Illuminations d’Arthur Rimbaud. Point de réponse. Furieux, je me levai – j’avais soigneusement préparé mon coup – distribuai des photocopies, et entamai devant mes camarades éberlués un immense discours sur le vers romantiques et l’évolution de la poésie au XIX ème siècle jusqu’à Rimbaud. Il y avait certes des erreurs, mais je fus suffisamment bon, ce jour-là, pour décrocher le privilège de me faire saquer tout le restant de l’année par mon mentor attitré qui me donna les pires notes jusqu’ à la fin du semestre. En me penchant avec un sourire amer et doux vers ces années pas si lointaines, je remercie la faculté de m’avoir montré ce qu’elle allait devenir, une maison de correction pour amateurs d’art, et une machine à poser sur tous les textes une « grille » - la même grille derrière laquelle vous vous êtes retrouvé, vous et votre texte donné à commenter en terre espagnole, avec des « consignes » de travail développées par vous d’une manière tellement désopilante que je n’ai pas m’empêcher d’en rire, puis d’en profiter pour vous écrire ce billet d’humeur primesautier. Au bout du compte, je crois pouvoir assurer que les années passant, au nom de la liberté de dire pis que pendre des grands auteurs – bien inférieurs comme chacun sait à la littérature hopi et aux langues amérindiennes parlées jadis par les Comanches et les Sioux qui EUX sont authentiques, EUX, savent « être au monde », ne subissent pas l’agression des langues de culture d’ « oppression » et de « colonisation » que sont l’anglais de Shakespeare, l’italien de Dante, le français de Hugo, etc – la mode a évolué. C’est si vrai que, il n’y a pas si longtemps que cela, une étudiante mexicaine venue assister à l’un de mes cours, m’a descendu mon Shakespeare et mon Corneille, au nom des valeurs « radicalement pures » de la langue complexe (et sans aucun doute pleine d’intérêt) qu’on parle dans son lointain microcosme surnaturel qui explique tout, et renvoie – mais alors là, plus loin que la lune et les étoiles, Racine et La Fontaine directement au panier des ultimes galaxies de l’Histoire ! J’en suis resté éberlué et sur les fesses tellement c’était militant et absolutiste, ce discours de ma mexicaine en pleine révolte ! Si, si, les habitants de ce coin du Mexique, de la même façon que toute la musique est dans Bach pour certains, ont tout expliqué, et bien mieux que mes oripeaux de littérature « colonialiste », mes Corneille et autres Racine « racistes » « dominateurs » et carrément responsables de tous les maux . Il y a eu un silence gêné. Et très politiquement correct. Je me suis tu, respectueux de la belle langue dialectale de ce coin miraculeux qui explique que tout est dans tout, et dont l’essence éthique est « bien supérieure » à toute la culture occidentale « qui nous a fait tant de mal ». Le silence s’est fait aussi épais que les brumes de Londres. Je ne savais pas comment continuer, surtout sans froisser la culture mystérieuse et universelle de ce coin du Mexique inconnu de moi, et d’ailleurs de tout le monde dans la salle. Puis, un étudiant venu d’Allemagne s’est permis une parabole hilarante, digne d’un scène de Groucho Marx et qui a remis les pendules à l’heure. « Vous savez, monsieur, c’est comme ces gens qui font des performances musicales, vous savez, à Berlin j’en ai vu beaucoup, ils vont chercher dans une montagne, naturellement sacrée (c’est lui qui a dit cette vacherie, pas moi) et alors, ils regardent longuement les deux pierres avec un air profond, ils les lèvent en l’air, et pam ! ils tapent l’une sur l’autre -- un silence, puis mon étudiant, sûr de son effet a poursuivi avec un faux air sérieux – « et donc, après ça, la personne qui tapé les pierres dit : « ça, (le bruit des pierres l’une sur l’autre, vous y êtes ?), et bien ça, juste « pam !», c’est plus grand que tout Mozart ! » Tout le monde a hurlé de rire. Et puis je me suis dit que la mode, ce n’était plus le tout structural linguistique, mais la défense des minorités saignées à blanc par le capitalisme et les grands auteurs, la valorisation des langues minoritaires et la défense de la nature, la démonstration de la nullité des cultures moribondes et hautement toxiques et inutiles pour les Indiens, et même dangereusement fascistes, dont la nôtre – si, si, creusez un peu, et vous verrez . Quelle brute épaisse ce Racine, quel goujat, quel monstre, et moi qui le prenait pour un auteur fréquentable ! Un vrai salaud, finalement, un tueur d’Indiens, peut-être même qu’il a fait de la traite, cet animal. A mort Racine, facho, négrier !– ( y a pas à dire, étudier ça permet vraiment de dire vachement de trucs sérieux.) ------Bien cordialement à vous, et avec tous mes compliments zémus pour vos billets qui mettent Marianne de si bonne humeur. elevergois. (je pense que votre article d'origine était de juin 2007)